A. − Absence (quasi) totale de lumière, naturelle ou artificielle, dans un espace matériellement délimité en général et évoquant un corps, une matière, un contenu sensible. Synon. obscurité.D'épaisses ténèbres avaient envahi la montagne. Ni lune ni étoiles ne troublaient la profonde obscurité (Verne, Enf. cap. Grant, t. 3, 1868, p. 143):1. Comme certains volets, un mouvement à peine perceptible de deux doigts ouvre leurs lattes, et la pièce qui était dans les ténèbres devient une féerie ensoleillée: ainsi, une simple modification d'attitude − il se rebiffe au lieu d'accepter, − et tout son paysage intérieur passe de l'ombre au soleil.
Montherl., Célibataires, 1934, p. 901.
SYNT. a) Ténèbres blafardes, blanches, denses, glaciales, humides, impénétrables, lourdes, mystérieuses, opaques, noires, profondes, propices; froides, grandes, immenses, pâles ténèbres. b) Les ténèbres de l'abîme, de la chambre, du chemin, du ciel, de l'eau, de l'escalier, du jardin, de la nuit. c) L'épaisseur, l'heure, l'immensité, l'inconnu, l'intensité, la masse, le monde, la profondeur, la surface des ténèbres; un ciel, une mer, un mur, une nuit, un océan de ténèbres. d) Les ténèbres descendent, se dissipent, disparaissent, se déchirent, s'épais-sissent. e) Avancer, s'aventurer, disparaître, s'enfoncer, se dresser, marcher, se noyer, passer, se perdre, être plongé dans les ténèbres; briller, luire dans les ténèbres; augmenter, chasser, chercher, dissiper, percer, éclairer les ténèbres; être couvert, enveloppé, environné de ténèbres; (être) au cœur, au fond, au milieu, au sein des ténèbres.
♦ [Dans un cont. nég., où les ténèbres sont assimilées à la peur et au sentiment d'insécurité qu'engendre l'obscu-rité] Ténèbres affreuses, effrayantes, redoutables; l'horreur des ténèbres; avoir peur des ténèbres. Le terrible dans le sombre n'est pas difficile à concevoir. Les ténèbres logent aisément les épouvantes, mais l'horreur blanche se fait moins comprendre (Gautier, Fracasse, 1863, p. 143).Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui. Il ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes; mais il les redoutait d'instinct; il les sentait peuplées de terreurs (Maupass., Contes et nouv., t. 2, Pte Roque, 1885, p. 1042).
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[Plus rarement, dans un cont. positif] Ténèbres délicieuses, heureuses. Il était sur son lit. De douces ténèbres l'enveloppaient, un silence profond versait le calme sur ses sens (Gobineau, Pléiades, 1874, p. 353).Rem. La forme au sing., inus. dans le lang. parlé, se rencontre parfois dans la lang. littér. ou poét.: La nuit était devenue absolument calme et silencieuse, d'une ténèbre douce et ouatée (L. Daudet, Bacchantes, 1931, p. 143). Au lieu de la ténèbre brumeuse qui faisait alors un halo aux lanternes et à leurs fantômes, régnait une lune tranquille (Peyré, Matterhorn, 1939, p. 264).
− Loc., vieilli. À ténèbre(s). À la nuit tombée. Triste comme à Ténèbre au milieu de mon âme, Je fuyais (Desb.-Valm., Élégies, 1859, p. 108).Jamais Longchamp n'eut plus d'éclat que lorsqu'on cessa d'y aller à ténèbres (P. Lalo, Mus., 1899, p. 402).
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En partic. ♦ Obscurité d'une prison, d'un cachot. Ils étaient soumis au régime des arrêts de rigueur (...). C'est-à-dire que trois jours durant on les enfermait dans les ténèbres absolues, avec pour tout aliment du pain et de l'eau (Van der Meersch, Invas. 14, 1935, p. 92).P. méton., littér. Cachot, geôle. Silence! Qu'on le mène aux ténèbres. − Allez! (Leconte de Lisle, Poèmes trag., 1886, p. 99).Sans trêve (...) bourdonnent dans ma tête les propos cent fois entendus de mes compagnons de ténèbres (Tharaud, Relève, 1919, p. 102).
♦ État d'une personne non voyante, cécité. Avant de perdre la vue, elle était allée contempler la tombe de Caroline. Cette dernière image resta colorée dans ses ténèbres comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, après qu'on a fermé les yeux par un grand jour (Balzac, Modeste Mignon, 1844, p. 32).
♦ Couleur sombre, noire, suggérée par les ténèbres. Une chevelure, une couleur, des yeux de ténèbres. Dans leurs différentes nuances de ténèbres, elles [les montagnes] ressemblent à des lithographies grises, noires, bistrées (Chateaubr., Mém., t. 4, 1848, p. 126).Le cheval trotte (...); derrière lui flotte le sillage de ses crins de ténèbres (Châteaubriant, Lourdines, 1911, p. 236).
♦ P. métaph. Sa robe (...) d'un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau (Baudel., Poèmes prose, 1867, p. 117).Abrite-moi comme d'une magique mante, Des ténèbres de ta chevelure d'oubli (Moréas, Cantil., 1886, p. 117).
B. − Au fig. 1. Domaine
intellectuel.[Souvent opposé à clarté, lumière, limpidité, évidence] a) Manque de clarté dans l'exposition d'un fait, d'un événement, d'un raisonnement, d'un ouvrage. Que d'obscurité! que de ténèbres dans l'accusation!... Quelle clarté dans nos actions! (Balzac, Annette, t. 4, 1824, p. 62).À travers les ténèbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon berceau (Chateaubr., Mém., t. 1, 1848, p. 492).
b) Privation de connaissances apportées par un enseignement. Anton. lumière.Ils disent (...) qu'ils enseignent ainsi les éléments des sciences et donnent aux filles des clartés de tout. Mais (...) ils leur donnent seulement des ténèbres de tout (A. France, Jard. Épicure, 1895, p. 199).
c) Ignorance, manque de compréhension dû à l'éloignement dans le temps d'un événement passé ou à venir. Synon. obscurité, nuit.Au milieu des ténèbres de l'avenir on peut déjà découvrir trois vérités très claires (Tocqueville, Anc. Rég. et Révol., 1856, p. 50).Tout cela m'apparaissait comme perdu dans les ténèbres d'un très ancien passé sur lequel, déjà, l'oubli jetait ses voiles (Duhamel, Suzanne, 1941, p. 180).
2. Domaine
affectif et
mor.[Souvent opposé à certitude, vérité, raison] a) État de doute, d'incertitude, de tâtonnement dans lequel se trouve parfois plongée l'âme humaine. Elle éprouvait quelquefois de ces momens de découragement et de ténèbres intérieures où les âmes les plus avancées dans la voie du ciel succombent sous le poids de leur vie mortelle (Montalembert, Ste Élisabeth, 1836, p. 257).Je n'aperçois autour de mon présent que les ténèbres blanches de l'incertitude, de l'indifférence et de l'hésitation (Amiel, Journal, 1866, p. 142).
b) Parties les plus cachées, les plus insondables de l'âme humaine. Ne désespérons pas de percer nos propres ténèbres. Simple, impénétrable encore, léger sur ses pieds de songe, peut-être l'invisible s'approche-t-il enfin de nous? (Colette, Pays connu, 1949, p. 192).
c) Trouble mental, égarement, folie. Aucune lueur n'a éclairci les ténèbres de son esprit depuis son retour dans sa famille (Nodier, Jean-François, 1832, p. 15).
d) RELIG. Ce qui échappe à l'entendement, ne trouve aucune explication rationnelle. Ce sont les « ténèbres de la foi », comme dit Fénelon, qui permettent les convictions religieuses (Gide, Journal, 1943, p. 198).
3. Domaine
soc.[Souvent opposé à savoir, connaissance, clairvoyance] a) Manque de savoir, état engendré par l'absence de connaissances sur un point particulier. Mes frères dont les yeux ne sont pas encore éclairés par la vérité sociale (...) mes frères, plongés dans les ténèbres de l'ignorance (Sandeau, Sacs, 1851, p. 52).♦ Être, marcher dans les ténèbres. Être ignorant. Jonas maintenant faisait école. Il en avait d'abord été surpris, ne voyant pas ce qu'on pouvait apprendre de lui qui avait tout à découvrir. L'artiste, en lui, marchait dans les ténèbres; comment aurait-il enseigné les vrais chemins? (Camus, Exil et Roy., 1957, p. 1636).
b) État de ce (ou de celui) qui n'a pas été touché par les lumières du progrès, de la connaissance scientifique. Synon. obscurantisme.Selon lui, nous n'avons pas encore réussi à nous dégager du Moyen Âge, qui est à ses yeux une époque de ténèbres (Green, Journal, 1943, p. 35).
c) Période sombre et difficile de l'histoire. Nous avons vu notre bien-aimée ville de Paris sortir des ténèbres et reprendre sa belle allure de capitale du continent (Larbaud, Jaune, 1927, p. 9).
d) [Souvent en mauvaise part] Ce qui aveugle l'esprit, dicte une conduite erronée et parfois dangereuse. Synon. erreur, égarement, aveuglement.Il faudra bien, dans les ténèbres et les poussières du XXesiècle, qu'il y ait au moins une nation qui conserve, en quelques-unes de ses unités raisonnables, ce que l'Europe entière semble avoir perdu: le besoin vivant de la lumière et de la beauté (Bloy, Journal, 1899, p. 301).Soyez le roi de tout ceux qui sont encore égarés dans les ténèbres de l'idolâtrie et de l'islamisme (Maritain, Primauté spirit., 1927, p. 142).