RÉALISME, subst. masc.
A. − PHILOSOPHIE 1. a) Doctrine platonicienne selon laquelle existent des idées, des essences indépendantes, dont les êtres individuels et les choses sensibles ne sont que le reflet, l'image: 1. Ce que l'on nomme l'idéalisme platonicien ne fait qu'un avec ce que l'on nommait réalisme au Moyen Âge et ce que l'on nommait réalisme au Moyen Âge est de même origine que ce que nous nommons idéalisme aujourd'hui. Ayant commencé par discréditer la réalité sensible, jusqu'à en faire un presque non-être, Platon et Plotin ont dû attribuer à autre chose la réalité qu'ils lui refusaient. L'irréalisme du monde réel s'est donc doublé chez eux d'un réalisme du monde irréel.
E. Gilson, Réalisme thomiste,1942, pp. 229-230 ds Foulq.-St-Jean 1962, s.v. réel.
b) Doctrine médiévale, issue du platonisme et du néoplatonisme, affirmant l'existence d'essences indépendantes des choses dans lesquelles elles se manifestent (s'oppose simultanément au conceptualisme et au nominalisme). V. nominalisme ex. de Cousin.
2. Doctrine qui affirme qu'il existe une réalité extérieure indépendante, distincte de la pensée. Anton. idéalisme.L'on voit (...) que l'existence des êtres insensibles est très-réelle et distincte de celle de l'être qui les sent, (...) il n'y a rien de plus absurde et de plus vide de sens que toutes ces grandes disputes sur l'idéalisme et le réalisme (Destutt de Tr., Idéol. 3,1805, p. 299).− En partic. [Chez Kant] Doctrine suivant laquelle le monde extérieur est connu tel qu'il apparaît à travers les phénomènes (v. ce mot I B 3), et non tel qu'il est en soi. Cette doctrine [le naturalisme] a pour elle, au tribunal du bon sens, l'avantage de laisser la réalité la plus absolue à tous les objets qui nous affectent, et d'établir un réalisme si bien d'accord avec notre sentiment (Ch. de Villers, Philos. de Kant,1801, p. 81 ds Quem. DDL t. 20).
3. Attitude épistémologique affirmant, par delà la description phénoménale d'un processus, l'existence d'une réalité physique, matérielle. [L'une des prémisses d'Einstein] est le réalisme, c'est-à-dire la doctrine selon laquelle les régularités observées dans les phénomènes ont leur origine dans une réalité physique dont l'existence est indépendante des observateurs humains (A. Castields Le Monde quantique,1984, p. 122).− LING. [P. oppos. à formalisme] À l'opposé des formalistes − qui rejettent la prise en considération des substances et considèrent l'analyse des formes comme indépendante −, le réalisme pose que la substance phonique du langage ne peut pas être éliminée du champ de l'investigation parce que la substance vocale détermine en partie les propriétés des formes linguistiques, de leur fonctionnement et de leur évolution (Mounin1974).
B. − 1. Vieilli. État d'esprit caractérisé par l'absence d'idéal. Synon. matérialisme; anton. idéalisme, spiritualisme.On me croit épris du réel, tandis que je l'exècre; car c'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman [MmeBovary]. Mais je n'en déteste pas moins la fausse idéalité dont nous sommes bernés par le temps qui court (Flaub., Corresp.,1856, p. 134):2. ... qu'un assez grand nombre d'esprits, dégoûtés par le grossier réalisme du monde moderne et se révoltant à la fin contre leur propre raison (...) aient été pris d'un besoin éperdu d'idéal et de foi et soient revenus d'eux-mêmes et librement à la religion de Jésus, à la sublime morale et à ses fortifiantes pratiques, c'est là un fait qui n'est plus niable.
Coppée, Bonne souffr.,1898, p. 161.
− En partic. Aptitude politique à agir en s'adaptant aux circonstances, sans s'embarrasser de principes. Le réalisme de Bismarck. Il n'est pas permis aux démocraties de ruser avec leurs devoirs. Il ne serait pas tolérable que le soi-disant réalisme qui, de Munich en Munich, a conduit la liberté jusqu'au bord même de l'abîme continuât à tromper les ardeurs et à trahir les sacrifices (De Gaulle, Mém. guerre,1954, p. 533).
2. Vieilli. Sens des réalités. Synon. pragmatisme; anton. irréalisme.J'aimais surtout sa droiture, son bon sens, son dévouement pour l'oncle, et le réalisme de ses préoccupations domestiques, qui me faisaient descendre de mes nuages et se présentait à moi avec un charme très-pur et très-bienfaisant (Sand, Hist. vie,t. 3, 1855, p. 340).Madame de Kermadec revenait au réalisme de la vie (Ponson du Terr., Rocambole,t. 1, 1859, p. 441).
C. − HIST. DES IDÉES ESTHÉT. 1. Conception esthétique selon laquelle le créateur décrit la réalité sans l'idéaliser. Je le déclare sincèrement, plus le mot réalisme gagnera en popularité, moins il aura de chance de durée. Si je l'inscris aujourd'hui en tête d'un volume, c'est qu'étant adopté par les philosophes, les critiques, les magistrats, les prédicateurs, je m'exposerai à ne pas être compris en parlant de réalité (Champfl., Le Réalisme,1857, pp. 2-3):3. Qu'entend-on par réalisme [it. ds le texte]? Est-ce le sentiment du vrai dans les personnes et dans les choses, dans la peinture des caractères et du monde extérieur? Est-ce une bonne et franche haine contre la convention, la manière, la sensibilité factice, l'artificiel et le guindé? Alors nous ne pouvons qu'applaudir. Est-ce cet art qui prend l'humanité et la nature par les bas-côtés, qui s'attache à peindre à la loupe ou à tailler à l'emporte-pièce toutes les laideurs morales et physiques, qui, dans l'éternelle lutte entre l'âme et la matière, se déclare pour celle-ci, qui ouvre sa porte aux passions viles, sensuelles, fangeuses, qui la ferme aux clartés du ciel, à l'air pur, aux brises alpestres? Est-ce, en un mot, le contraire du spiritualisme, de l'idéal, de l'infini? Alors nous lui déclarons une guerre acharnée.
A. de Pontmartinds R. contemp.,juin 1855, p. 259.
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ARTS PLAST. Conception caractérisée notamment par la volonté de représenter la nature telle qu'elle est perçue et de choisir des sujets dans la vie quotidienne, la réalité sociale contemporaine. Anton. académisme, idéalisme, idéalisation.La vérité dans l'art et la couleur locale en ont égaré beaucoup d'autres. Le réalisme avait existé longtemps avant cette grande bataille (...). Le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir (Baudel., Salon,1846, p. 103):4. [Manet] a, parmi les impressionnistes, puissamment aidé au mouvement actuel, apportant au réalisme que Courbet implantait par le choix des sujets surtout, une révélation nouvelle, l'essai du plein air.
Huysmans, Art mod.,1883, p. 177.
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LITT. Conception caractérisée par la volonté de décrire la vie dans toutes ses manifestations, sans à priori ni censure morale. Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système appliqué aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon (Jugement du procès intenté à G. Flaubert dsGazette des Tribunaux,9 févr. 1857ds Flaub., MmeBovary, Paris, Garnier, 1962, p. 399).Je me moque du réalisme, en ce sens que ce mot ne représente rien de bien précis pour moi (...). Seulement, voici ce qu'il arrive en nos temps d'analyse psychologique et physiologique. Le vent est à la science; nous sommes poussés malgré nous vers l'étude exacte des faits et des choses (Zola, Les Réalistes du Salonds Mon Salon, Manet, Garnier/Flammarion, 1970 [1866], p. 73).Rem. À partir de 1875, les débats liés à l'action de Zola et de son groupe, font de naturalisme* et de naturaliste*, jusque-là plutôt cantonnés dans le domaine de la critique d'art, des concurrents de réalisme et de réaliste, souvent considérés comme équivalents. On trouve témoignage de cette concurrence dans Nouv. Lar. ill. et Lar. 20e.
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Spécialement ♦ Réalisme socialiste. Doctrine élaborée en 1934 par Boukharine, Gorki et Radek, et devenue doctrine officielle de l'art dans les pays socialistes. Le réalisme socialiste, méthode de base de la littérature soviétique et de la critique littéraire, exige de l'écrivain sincère une présentation historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire (IerCongrès de l'Union des Écrivains soviétiques,1934ds La Nouv. Crit., févr. 1975, n o81, p. 63).
♦ Nouveau réalisme. Mouvement artistique des années 1960 créé en réaction contre la peinture abstraite et incluant des objets réels dans l'œuvre non figurative (v. pop'art). J'avais donc lancé le terme de nouveau réalisme. Il eut un pouvoir coagulateur immédiat. Le 27 octobre 1960, le groupe des nouveaux réalistes était officiellement fondé au domicile d'Yves Klein (P. Restany, Les Nouveaux réalistes,Paris, éd. Planète, 1968, p. 210).
♦ CIN. Réalisme poétique. Pour la France, l'expression de « réalisme poétique » a été proposée par les Anglais comme dénominateur commun entre des esprits aussi divers et divergents que René Clair, Jacques Feyder, Marcel Carné, Jean Vigo, Jean Renoir, Jacques Becker, Robert Bresson (Sadoulds Hist. spect.,1965, p. 1680).
♦ Néo-réalisme*.
2. Expression fidèle et franche de la réalité. − [Dans une œuvre plastique] Le précieux, le fini, le réalisme menu de ce cavalier-cadavre (Goncourt, Journal,1872, p. 916).La pierre dont il est sculpté est coloriée avec un réalisme qui lui met du rouge sur les joues et du noir aux ongles (T'Serstevens, Itinér. esp.,1933, p. 200).
− [Dans une œuvre littér.] C'est un tableau fort exact, quoi qu'on dise. Connaissez-vous les romans de Dickens? Vous les trouverez peut-être d'un réalisme un peu vulgaire; mais c'est plein de talent (Flaub., Corresp.,1859, p. 321).
3. Caractère cru, libre ou vulgaire de la représentation du réel. Les danseuses exécutent un pas éblouissant de délire et de « réalisme » (Banville, Odes funamb.,1859, p. 147).Passons sur le caractère licencieux de certains fabliaux et la grossièreté du réalisme qui s'y étale comme une provocation (Faral, Vie temps st Louis,1942, p. 132).
REM. Hyperréalisme, subst. masc.V. hyper- B 5 e.
Prononc. et Orth.: [ʀealism̭]. Att. ds Ac. dep. 1878. Étymol. et Hist. A. 1. 1801 philos. kantienne (Ch. de Villers, loc. cit.); 2. 1829 philos. scolast., p. oppos. à nominalisme (Cousin, Hist. philos. XVIIIes., t. 2, p. 309); 3. 1875 philos. platonicienne (Lar. 19e). B. 1. a) 1826 litt. (Mercure fr. du XIXes., t. 13, p. 6 ds E. B. O. Borgerhoff, « Réalisme » and kindred words in P.M.L.A. t. 53, 1938, p. 839: cette doctrine littéraire [...] qui conduirait à une fidèle imitation non pas des chefs-d'œuvre de l'art mais des originaux que nous offre la nature, pourrait fort bien s'appeler le réalisme); 1833 (G. Planche, art. sur Lucrèce Borgia ds R. des Deux Mondes, 2esérie, t. 1, p. 397 ds R. Philol. fr. t. 45, p. 35: si le réalisme qui domine aujourd'hui dans la poésie, obtenait gain de cause, [...] il faudrait ne plus croire à Dieu ni à l'âme); 1852 (Nerval, Illuminés, p. 248: le réalisme littéraire); 1857 (Champfl., Le Réalisme); b) 1889 litt. réalisme socialiste (A. David-Sauvageot, Le Réalisme et le naturalisme dans la litt. et dans l'art, p. 182: cet Antony qui contient en germe l'œuvre du réalisme socialiste, comme Adolphe celle du réalisme indifférent), attest. isolée; 1932 litt. et art réalisme socialiste (J. Fréville ds L'Humanité, 11 oct. cité par W. Klein ds Beitr. rom. Philol. t. 21, p. 116: le réalisme de Gorki est dialectique, révolutionnaire, socialiste); 1933 (Kirpotine, in La Litt. internat. 1, p. 125 ds Quem. DDL t. 12: le réalisme socialiste); 2. a) 1843 art (Gautier, Tra los montes, p. 49: l'amour du réalisme et de la vérité dans l'art); 1851 (Champfl. ds Le Messager de l'Assemblée, 26 févr., p. 2 [à propos de tableaux de G. Courbet]: le réalisme apparaît sérieux et convaincu, ironique et brutal); 1855 (G. Planche, Ét. sur l'école fr. (1831-1852), t. 2, p. 295 [chap. sur le Salon de 1852]: le réalisme tant vanté des Casseurs de cailloux [de Courbet]); 1855 (G. Courbet, Le Réalisme − G. Courbet − Exhibition de 40 tableaux de son œuvre [enseigne d'un pavillon lors de l'Exposition universelle de 1855 d'apr. Lar. 19e, s.v. Courbet]); b) 1960 nouveau réalisme (Premier manifeste du Nouveau Réalisme, 16 avr., Milan ds P. Restany, Les Nouveaux réalistes, 1968, p. 205: un nouveau réalisme de la pure sensibilité); 3. 1855 « sens de la réalité, pragmatisme » (supra ex. 4); 4. 1857 « tendance à dépeindre, représenter les aspects grossiers, vulgaires du réel » (Baudel., Crit. littér., MmeBovary ds
Œuvres compl., éd. Y. G. Le Dantec et Cl. Pichois, 1961, p. 651). Dér. sav. de réel*, d'apr. le lat. médiév. realis; suff. -isme*. Cf. l'all. Realismus en philos. (1781, Kant, Kritik der reinen Vernunft, éd. Leipzig, 1971, pp. 451-453, 470 d'apr. une lettre de W. Klein; 1790, Id., Kritik der Urteilskraft, 222, 276 d'apr. Weigand 1968 [1910]) et en litt. (1798, Schiller, Lettre à Goethe, 27 avr. ds Borgerhoff, op. cit., p. 841, note). Fréq. abs. littér.: 601. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 44, b) 341; xxes.: a) 551, b) 2 003. Bbg. Borgerhoff (E. B. O.). Réalisme and kindred words. P.M.L.A. 1938, t. 53, pp. 837-843. − Crouzet (M.). Un Méconnu du réalisme: Duranty. Paris, 1964, pp. 49-75. − Fayolle (R.). La Notion de réalisme ds l'hist. de l'enseign. de la litt. Philol. prag. 1980, t. 23, n o2, pp. 74-79. − Klein (W.). Réalisme socialiste. Sur l'hist. du terme ds les années trente. Beitr. rom. Philol. 1982, t. 21, pp. 113-119.