Un dictionnaire françaisLe trésor de la langue française

PEINE (À), loc. adv.

PEINE (À), loc. adv.
I. − [À peine indique que le prédicat ou la prop. qu'il modifie, s'applique à l'obj. désigné ou à la situation décrite, mais qu'ils s'y appliquent de façon partielle, soit que l'obj. ou la situation commencent tout juste à être tels, soit qu'ils ne permettent pas de tirer les conclusions que d'ordinaire le prédicat empl. pourrait permettre de tirer]
A. − [À peine modifie un constituant phrastique]
1. [À peine modifie un constituant du groupe nom.]
a) [À peine modifie un adj. qualificatif, un part. passé en appos., plus rarement un groupe prép. en fonction d'adj.] Synon. presque pas, tout juste*.
− [À peine est antéposé] Je suis revenu ici en quatorze jours, traînant avec moi ma maison civile et militaire à peine en état de suivre (Gobineau,Corresp.[avec Tocqueville], 1856, p.269).Une vierge, à peine nubile, presque une enfant (Cladel,Ompdrailles,1879, p.108).Le capitaine Morache avait arrêté la colonne et l'ordre nous parvint, à peine murmuré (Dorgelès,Croix de bois,1919, p.267).
− [À peine est postposé] Rare. Son coeur lui poussait le sang dans tout le corps, à battements appuyés, réguliers, fiévreux à peine (Genevoix,Raboliot,1925, p.174).
b) [À peine modifie un subst. en appos.] Synon. tout juste, pas vraiment.Certains misérables, plébéiens reconnus, vrais roturiers, ou à peine gentilshommes (Chamfort,Max. et pens.,1794, p.19).Le libre amour (...), sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à peine femmes (Zola,Germinal,1885, p.1240).
c) [À peine modifie un prédéterminant exprimant une quantité] Synon. tout juste*, tout au plus, à tout casser (fam.).
− [Le prédéterminant est formé d'un adv. ou d'un subst.]
♦ [À peine est antéposé] Il a à peine assez d'argent, il a à peine plus, moins d'argent que (...). Ça ne saignait presque pas, à peine un peu de sang, dont la tache mince se perdait sous le gilet (Zola,Nana,1880, p.1444).La taille fine avec à peine un doigt de flanc (Mounier,Traité caract.,1946, p.212).
♦ [À peine est postposé] Rare. Il la défendait [la barricade] avec une douzaine à peine d'autres fédérés (Zola,Débâcle,1892, p.598).
− [Le prédéterminant est un numéral ou un indéf.]
♦ [À peine est antéposé] Le grand mât résista à peine deux secondes, plia... se rompit avec un bruit éclatant (Sue,Atar-Gull,1831, p.4).À peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable; mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible flot (Maupass.,Contes et nouv.,t.1, Épave, 1886, p.722):
1. Tu vois bien ce petit bijou? Regarde-le, ça n'a l'air de rien; en réalité, ça vaut à peine un écu de six livres; je ne le donnerais pas pour les diamants de la Couronne. C'est une histoire qu'il faut que je te conte. Sandeau,Mllede La Seiglière,1848, p.292.
♦ [À peine est postposé] Je vais passer deux jours bien près de vous, une lieue à peine nous y séparera, et cependant je ne vous verrai qu'après que ces deux jours seront écoulés (Karr,Sous tilleuls,1832, p.210).Elle fut exacte, elle arriva, quatre à cinq minutes à peine après l'heure (Rolland,J.-Chr.,Nouv. journée, 1912, p.1509).
− [Sans prédéterminant dans une réplique] Qu'est-ce qu'il me faut de temps? Vingt minutes? −À peine (Romains,Hommes bonne vol.,1932, p.144).
Rem. Bien que la quantité soit présentée comme un maximum, à peine indique que le locuteur la juge (positivement ou négativement selon les cont.) comme peu importante.
2. [À peine modifie un adv. dans un groupe adj.] Synon. tout juste*.Il est à peine plus, aussi beau que (...). Nous retournions (...) pour la retrouver d'année en année la même, à peine un peu plus sourde (Gide,Si le grain,1924, p.376).Un geste à peine moins insignifiant qu'une chiquenaude déclenche une puissance mystérieuse qui roule dans le même remous, pêle-mêle, le criminel et ses juges (Bernanos,Crime,1935, p.792).
3. [À peine modifie un gérondif, un adv. de manière] Rare. Synon. tout juste*.Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à peine distinctement (Alain-Fournier,Meaulnes,1913, p.252):
2. Je dis, sans un geste, à peine en soulevant un peu la tête: −Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu? Alain-Fournier,Meaulnes,1913, p.252.
B. − [À peine modifie le syntagme verbal et/ou la prop.en son entier] Synon. presque pas, pas vraiment, tout juste*.
1. [À peine est placé après le verbe de la phrase] Toute mon âme suffit à peine à ce bonheur de la maternité! (Krüdener,Valérie,1803, p.253).Mon père m'appela et me montra un petit enfant. J'y fis à peine attention (Sand,Hist. vie,t.2, 1855, p.207).Il épaula, visa à peine, lâcha le coup (Dorgelès,Croix de bois,1919, p.47):
3. La broderie couvrait à peine les chevilles, le haut couvrait parfaitement les épaules, il y restait encore assez de cou pour qu'on pût attacher le noeud qui devait fixer ce vêtement funèbre. Janin,Âne mort,1829, p.209.
− En partic. [Le syntagme verbal est attributif] Un ministre, c'est à peine un chef de division, et c'est moins qu'un député (Reybaud,J. Paturot,1842, p.382):
4. J'avais eu d'autres déceptions plus cruelles; celle-ci ne me causa pas la plus petite amertume. D'ailleurs c'était à peine une déception. Beaucoup de gens auraient jugé cette situation plus que satisfaisante. Fromentin,Dominique,1863, p.249.
− [Combiné avec une tournure nég.]
♦ [Combiné avec ne ... plus que] Vertu, Messieurs, ce mot vertu est mort, ou, du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu'à peine. Aux esprits d'aujourd'hui, il ne vient plus s'offrir de soi (Valéry,Variété V,1944, p.163).
♦ [Combiné avec ne ... que] Il a plu constamment chaque jour, nous n'avons pu sortir à peine que quelques instants (Las Cases, Mémor. Ste-Hélène, t.1, 1823, p.377).La plus grande des petites filles se leva (...) et récita du Victor Hugo. Je ne reconnus pas mon grand homme: il n'en restait à peine que du Ratisbonne (Renard, Journal, 1897, p.430).
Rem. À peine est combinable avec ne ... pas si le groupe à peine + prédicat est compris comme la reprise d'un énoncé (antécédent ou d'un autre locuteur): il n'est pas à peine beau, il est superbe.
2. [À peine est placé en tête de prop.]
a) [La prop. présente la forme d'une phrase interr. (inversion du pron. suj.)]
− [Le verbe n'a pas de suj. nom.] Les hommes d'armes n'étaient point réunis, à peine étaient-ils mandés (Barante,Hist.ducs Bourg.,t.4, 1821-24, p.47).Dans ses vêtements d'ouvrier, à peine le reconnaissais-je. Sans doute aussi doit-il à l'habitude de la nudité l'éclat mat et égal de sa chair (Gide,Journal,1902, p.119).
− [Le verbe a un suj. nom.] Sur son visage de soldat, à peine un frémissement avait-il couru (Zola,Débâcle,1892, p.457).Mélanie était vraiment trop petite: à peine son bonnet tuyauté dépassait-il ma tête (A. France,Pt Pierre,1918, p.67).
b) [Sans inversion du pron. suj.] Je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs (Senancour,Obermann,t.2, 1840, p.159).Ton pied est si petit qu'à peine on le devine Quand la valse t'emporte en son gai tourbillon (Murger,Scènes vie boh.,1851, p.281).
Rem. Cette constr. (supra b) est att. dans des textes littér. du début du xixes. et en poésie.
c) [Dans une phrase sans verbe] Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix heures (Hugo,Misér.,t.1, 1862, p.543).La nuit bleue avait la tiédeur d'une nuit d'île fortunée. À peine un souffle frais sur l'arête, à l'«Ecke» (Peyré,Matterhorn,1939, p.266).
3. (C'est) à peine si (suivi d'une prop.à l'ind.). Sa tête est plus faible que jamais: à peine s'il a pu me comprendre ou me reconnaître (Scribe,Bertrand,1833, iv, 1, p.192).Elle laisse monsieur sans un sou, c'est à peine s'il a de quoi s'acheter du tabac, le pauvre (Mirbeau,Journal femme ch.,1900, p.41).Il dit (à peine si je l'entendis): Oh Welch'ein Licht!, pas même un murmure (Vercors,Sil. mer,1942, p.69).
II. − [Avec un sens aspectuel et/ou temporel]
A. − [À peine modifie un verbe présentant un procès à son début ou à sa fin; à peine indique que ce procès vient tout juste de commencer ou de se terminer] Synon. (tout) juste.Un orage, qui finissait à peine, emportait au couchant, de vastes nuages noirs (Bourges,Crépusc. dieux,1884, p.274).Les étoiles mouraient le jour naissait à peine (Apoll.,Alcools,1913, p.154):
5. Il reste (...) la fatigue des genoux et des bras qui se vident et qui ne récupèrent pas, des doigts qui ne demandent qu'à s'ouvrir alors que commence à peine le combat. Peyré,Matterhorn,1939p.214.
B. − [À peine est empl. dans une prop. corrélée (de façon marquée ou non) avec une autre prop.; le procès décrit dans la 2eprop. (notée P2infra) commence au moment où le procès décrit dans la prop.où se trouve à peine (notée P1infra) vient ou est en train de se terminer]
1. [La corrélation est marquée par la sub. (gén. par que) de P2]
a) [À peine est placé avant le groupe verbal de P1]
− [P1présente la forme d'une phrase interr.] À peine avais-je perdu de vue la cure depuis quelques instants, que mon coeur commença à se gonfler de tristesse (Toepffer,Nouv. genev.,1839, p.45).À peine êtes-vous debout qu'un vieux reste d'ivresse se manifeste (Baudel.,Paradis artif.,1860, p.341):
6. Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le coude..., qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table. Sue,Atar-Gull,1831, p.13.
− [Sans inversion du pron. suj.] Rare. À peine il est vainqueur qu'il court à son ami (Florian,Fables,1792, p.92).Mais à peine ils avaient fait le tour du parc, qu'au moment où on repassait devant le pavillon, Madame Rechtfren dégagea son bras de celui de Ludwig (Karr,Sous tilleuls,1832, p.243).
− [P2est sub. par lorsque, quand] Le bonheur conjugal de Borose fut de courte durée: à peine y avait-il dix-huit mois qu'il était marié, quand sa femme mourut en couches (Brillat-Sav.,Physiol. goût,1825, p.294).
b) [À peine est placé dans le groupe verbal immédiatement après le 1erverbe de P1] Six heures sonnaient à peine que j'étais monté en voiture (Sénac de Meilhan,Émigré,1797, p.1642).Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra (Hugo,Misér.,t.1, 1862, p.500).
Rem. [À peine est placé avant le 1erverbe de la prop.] Rare. Le jeune nourrisson à peine l'apperçoit, Qu'il court à lui: sa mere croit Que c'est pour le traiter comme ami, comme frere (Florian, op. cit., p.170).
− [P2est sub. par lorsque, quand] Je m'éveillais à peine (...), quand Daniel s'arrêta le lendemain au pied de mon lit (Nodier,Fée Miettes,1831, p.185).Le soleil se levait à peine lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue: j'allais d'abord déjeuner à Sainte-Agathe (Alain-Fournier,Meaulnes,1913, p.234).
2. [La corrélation n'est pas marquée syntaxiquement]
a) [P2est juxtaposé; à peine est placé en tête de P1]
− [P1présente la forme d'une phrase interr.] À peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le quai s'anima, changea d'aspect (A. Daudet, Tartarin de T.,1872, p.63).Ce fut trois jours plus tard que, à peine avions-nous vidé nos tasses, nous entendîmes naître (...) le battement irrégulier des pas familiers (Vercors,Sil. mer,1942, p.63):
7. À peine étais-je rentré en France, et quand je venais de commencer ma campagne dans un banquet présidé par Barthou, c'était la guerre. Barrès,Cahiers,t.11, 1914, p.117.
− [Sans inversion du pron. suj.] À peine au sortir de l'instant, à peine nous essayons d'agrandir et d'étendre notre présence hors de soi-même, nous nous épuisons dans notre liberté (Valéry,Variété[I], 1924, p.144).[Les champignons empoisonnés] paraissent les plus beaux; à peine on les touche, ils noircissent (Pesquidoux,Livre raison,1928, p.93).
Rem. La corrélation peut être marquée par un adv. dans P2. En vérité, à peine me suis-je senti pris et lié par eux [les philosophes], et me suis-je représenté toute la difficulté et les risques d'une tâche à laquelle rien ne me désignait, aussitôt j'ai considéré en esprit l'insurmontable obstacle d'une quantité prodigieuse d'écrits (Valéry, Variété IV, 1938, p.211).
b) [P2est coord. par et à P1; P1présente la forme d'une phrase interr.] Ah! c'était bien la fin de tout! À peine avait-on commencé, et c'était fini (Zola,Débâcle,1892, p.43).Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie (Barbusse,Feu,1916, p.90).
c) [P1est placé en 2eposition] Rare. Elle s'endormit, à peine sa tête avait-elle touché l'oreiller (E. Triolet, Mille regrets,p.226 ds Le Bidois, Inversion du suj. dans la prose contemp., (1900-1950), 1952, p.93).C'est peut-être le charme de la campagne peinte par M. Nicolas qui l'attire à nouveau et définitivement vers celle où il retourne, à peine en a-t-il fini avec Restif (Durry,Nerval,1956, p.131).
d) [P1est enchâssé dans P2] La caravelle légendaire, à peine eut-elle engagé son étrave, était déjà sur la route du retour (Bernanos,Soleil Satan,1926, p.69).Les ouvrages du rayon supérieur restèrent longtemps hors de ma portée; d'autres, à peine je les avais découverts, me furent ôtés des mains (Sartre,Mots,1964, p.37).
C. − [À peine est empl. dans un élément de phrase correlé du point de vue aspectuel et/ou temporel avec le procès décrit par le verbe princ., avec le même sens que B supra]
− [À peine est empl. dans une proposition participiale] Ces trois personnages, à peine le cabriolet dételé, achevèrent de disposer le décor pour ce dénouement qu'ils avaient tant de fois joué ensemble (R. Bazin, Blé,1907, p.253).D'autres voyageurs savaient qu'à peine l'enceinte franchie, il leur faudrait la refranchir aussitôt par un tramway ou un train omnibus (Romains,Hommes bonne vol.,1932, p.206).
− [À peine est empl. avec un part. passé, un compl. prép. de lieu ou de temps] À peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du Marquis de La Mole (...), notre héros courut chez le Comte Altamira (Stendhal,Rouge et Noir,1830, p.396).À peine étendu sur la paille, je m'aperçus, à mon grand déplaisir, que le lieu de réunion où s'étaient rendus les principaux locataires de mon appartement ne pouvait pas être fort éloigné (Nodier,Fée Miettes,1831, p.106).À peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie (Flaub.,Bouvard,t.1, 1880, p.100).
− [À peine est empl. avec un syntagme adj. ou nom.] À peine Premier Consul, il se trouva aux prises, dit-il, avec la célèbre MmeRécamier (Las Cases,Mémor. Ste-Hélène,t.1, 1823, p.387).À peine seuls, Janet a parlé le premier, comme s'il avait, depuis longtemps, pressenti à travers les murs la venue de Jaume (Giono,Colline,1929, p.109).
III. − À peine de + subst. [À peine forme un prédéterminant de quantité] Synon. tout juste* de.La grêle, les débordemens nous laissent à peine de quoi payer les impôts (La Martelière,Robert,1793, ii, 8, p.24).En Limagne, la petite culture laisse à peine de place à quelques sentiers herbeux (Vidal de la Bl.,Princ. géogr. hum.,1921, p.174).Point d'argent dans l'humble et altière demeure, à peine de pain, plus six filles à marier (Claudel,Soulier,1944, 1repart., 1rejournée, 2, p.948).
Rem. On ne rencontre pas à peine de en fonction de prédéterminant dans un syntagme nom. suj. à gauche du verbe.
IV. − À peine que, loc. conj., rare, pop. Synon. aussitôt* que, dès* que.À peine que nous sommes enquillés dedans les places, oilà [sic] qui s'annoncent (Musette,Divorce Cagayous,1906, p.129).Aussitôt qu'il retouchait terre, à peine qu'il avait boulé, en lapin, en pleine mouscaille, rebondi sur les sillons, c'était vraiment son premier cri: «Hé mon panama! Ferdinand! Mon panama! Nom de Dieu!...» (Céline,Mort à crédit,1936, p.428).
Prononc. [apεn]. Étymol. et Hist. V. peine. Fréq. abs. littér.: 13169. Fréq. rel. littér.: xix:a) 19893, b) 17345; xxes.: a) 19062, b) 18272. Bbg. Galet (Y.). Les Corrélations verbo-adverbiales au niveau de la phrase complexe... Fr. mod. 1975, t.43, pp.344-346 (s.v. à peine que).

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