CARRER, verbe trans.
I.− Emploi (surtout) trans. A.− 1. ARITHM. [P. réf. au calcul de la surface d'un carré] Élever un nombre au carré, le multiplier par lui-même. − Au fig. Rendre plus intense. L'opium absorbe toutes les forces humaines, (...) il les prend, les carre ou les cube (Balzac,
Œuvres diverses,t. 2, 1850, p. 576).
− [Au jeu de la bouillotte] Se carrer. S'assurer la priorité sur un adversaire en doublant sa mise.
2. GÉOM., vx. Convertir une surface en un carré équivalent. On pourrait faire usage du calcul des probabilités, pour rectifier les courbes ou carrer leurs surfaces (P. Laplace, Théorie analytique des probabilités,1812, p. 359).
B.− Rendre carré, donner une forme carrée (à quelque chose). Carrer un bloc de marbre (Ac. 1798-1932) : 1. ... elle [la princesse] nous raconte la création successive de cette propriété, les 18 arpents primitifs devenus 82 arpents, l'acquisition de Catinat, les 9 arpents à conquérir pour la carrer.
E. et J. de Goncourt, Journal,1866, p. 292.
−
Spécialement 1. HIST. MILIT., vx. Former (un bataillon, une troupe) en carré. Rem. Attesté ds la plupart des dict. du xixes. ainsi que ds Rob.
2. Carrer les épaules, le buste : 2. ... il carrait les épaules, redressait et dilatait le buste, (...); il s'imaginait toujours que sa structure physique avait la même apparence de vigueur que l'expression voulue de ses traits.
R. Martin du Gard, Les Thibault,La Belle saison, 1923, p. 969.
II.− Au fig. A.− Usuel. Se carrer.1. Développer toute sa carrure physique, et/ou se donner toute son importance morale : 3. ... elle [Brulette] mettait Charlot sur les genoux du grand-père, et me faisait danser avec elle, en chantant, riant et se carrant comme si toute la paroissée eût été encore là pour la regarder...
G. Sand, Les Maîtres sonneurs,1853, p. 240.
4. Il y avait encore Barrada, le canonnier, (...). Et puis le Hello, Barazère, six autres du grand mât et quatre du beaupré, − tous se carrant, avec des airs superbes, dans des robes asiatiques.
Loti, Mon frère Yves,1883, p. 122.
− P. anal. S'étaler largement. Un potager de briques se carrait devant la fenêtre (Pourrat, Gaspard des Montagnes,À la belle bergère, 1925, p. 176).
2. S'installer dans toute sa largeur, s'enfoncer confortablement dans un large siège. Se carrer dans un fauteuil. Il [le dominicain] ne se carrait pas dans les fauteuils; il s'y posait droit (Druon, Les Grandes familles,t. 2, 1948, p. 168).−
P. métaph. : 5. ... il [Andoche] semble se carrer, s'installer dans son bavardage, sans grand souci des auditeurs et comme s'il ne cherchait, (...) qu'à satisfaire une volupté personnelle.
R. Martin du Gard, La Gonfle,1928, I, 1, p. 1172.
− Emploi trans. [Le compl. d'obj. désigne une partie du corps] Planter confortablement. Il [Matelot] avait carré ses coudes d'aplomb sur la table (Giono, Le Chant du monde,1934, p. 244).
B.− Emplois arg. ou fam. 1. Emploi trans. Placer, enfoncer solidement. Les deux frangins lui carrèrent leurs rapières dans le bidonnard (L. Stollé, Contes,Barbe-bleue, 1947, p. 2).−
En partic. a) Mettre de l'argent de côté, économiser. Carre donc pour ne pas tomber dans le lac (Hogier-Grison, Les Hommes de proie,Le Monde où l'on vole, 1887, p. 302).
b) Cacher, dissimuler. Les viocs y ont carré des ronds (Marcus, 15 fables célèbres,1947, p. 6).− Emploi pronom. On s'carre à l'abri (Barbusse, Le Feu,1916, p. 140).
c) Voler à la carre (infra carre dér. 2), par escamotage : 6. Ils vont un ou deux pour changer de l'argent contre de l'or ou de l'or pour de l'argent, et pendant le change ils carrent quelques pièces.
J.-J. Clémens, Écrits composés au bagne de Rochefort, t. 1, 1876, p. 410.
2. Emploi pronom. Se carrer, se carrer à toutes pompes. Se mettre à l'abri en s'enfuyant. Il a fallu qu'on se carre en trombe (Céline, Mort à crédit,1936, p. 530).− Au fig. Se carrer de qqc ou de qqn. Éviter quelque chose ou quelqu'un, s'en méfier. Mais carre-toi du Pass'Lacet / Y t'accroch'rait à son bidet (Hogier-Grison, Les Hommes de proie,Le Monde où l'on flibuste, 1887, p. 326).
Prononc. et Orth. : [kaʀe] ou [kɑ-], (je) carre [ka(ɑ):ʀ]. [a] ant. ds Dub. et Lar. Lang. fr., cf. aussi Nod. 1844 et Littré; [ɑ] post. ds Warn. 1968, cf. aussi Fér. Crit. t. 1 1787 (qui recommande de prononcer r forte), Land. 1834, Gattel 1841 (r forte également), Fél. 1851 et DG; [a] ou [ɑ] ds Passy 1914 et Pt Rob. Ac. 1694-1740 : quarrer; Ac. 1762-1878 : carrer mais consacrent encore une vedette de renvoi à quarrer. Pour le terme d'arg. : s'écrit avec 1 ou 2 r. Pour la graph. avec 2 r cf. supra. Pour la graph. avec 1 seul r cf. F. Vidocq, Les Voleurs, 1836, p. 56; Bruant 1901, p. 291, 331; cf. encore L. Larchey, Dict. hist. d'arg., 2eSuppl., 1883, p. 29 qui, s.v. carer, renvoie à carrer. Étymol. et Hist. 1. 1180-1200 « donner une section carrée » (Aliscans, éd. Guessard et A. de Montaiglon, 102 ds T.-L.); 1504 carrer (J. Bouchet, Regnars traversans, fo41a ds Gdf. Compl.); 2. 1549 math. (J. Peletier, L'Aritmetique, fo54 rods Quem. Fichier); cf. aussi 1765 (Encyclop. t. 13, s.v. quarrer); 3. a) 1606 se quarer « prendre une attitude d'importance et de satisfaction » (Nicot); b) 1831 se carrer dans qqc. « s'installer confortablement dans quelque chose » ici fig. (Balzac, Maître Cornélius, p. 236 : Le grand-prévôt qui se promenait de long en large dans la cour, vint à pas lents, comme un chien qui se carre dans sa fidélité); cf. 1833 se carrer dans un fauteuil (Mérimée, Mosaïque, p. 119); c) 1803 jeux (Wailly Vocab. : Carrer (se) ... au jeu de bouillotte, ouvrir le jeu avant d'avoir vu ses cartes, en mettant devant soi un enjeu qui excède la mise générale); 4. a) 1835 arg. « cacher » (Raspail ds Le Réformateur ds Esn. : [Une fille :] J'ai carré dans mon faux-derrière); 1844 se carrer « se cacher » (Dict. de l'arg. mod., p. 26); b) 1866 se carrer « se sauver » (A. Delvau, Dict. de la lang. verte, p. 63 : Se carrer de la débine, se tirer de la misère). Du lat. quadrare au sens 1 (Col. ds Gaffiot); à rapprocher de 3 : carre* étymol. 3 « carrure »; 4 est prob. dér. de carre* étymol. 1 « cachette », issu du sens de « coin », lui-même déverbal de carrer au sens 1. Fréq. abs. littér. : 78.
DÉR. 1. Carrement, subst. masc.[Correspond à carrer II A] Région. Mouvement qui ramène deux couples face à face en dansant la bourrée. Il [l'étranger] ne dansait pas de la même manière que nous autres encore qu'il s'accordât très-bien à nos carrements et à notre mesure (G. Sand, Les Maîtres sonneurs,1853, p. 92).Rem. Guérin 1892 enregistre un subst. région. de sens voisin : ,,pause en musique``.− 1reattest. 1853 supra; de (se) carrer au sens dial. (Centre, Jaub. et G. Sand, La Petite Fadette, p. 125) de « (dans la bourrée) changer de place avec sa danseuse », suff. -ement (-ment1*).
2. Carre, care, subst. fém.[Correspond à carrer II B] Arg. Cachette. Pour les diams, Paulo avait trouvé une carre increvable (A. Simonin, Le Pt Simonin ill.,1957, p. 73).P. ext. Vol à la carre,p. ell. carre (vx). Vol par escamotage dans les magasins. Les Romanichels (...) ont exercé avec beaucoup d'habileté le vol à la carre (F. Vidocq, Les Voleurs,1836, p. 68).− Ds Ac. 1835 et 1878, s.v. carre mais avec également un renvoi à quarre. Ds Ac. 1932 s.v. carre uniquement. Le terme d'arg. s'écrit aussi bien avec 1 ou 2 r (cf. Nouguier, Notes manuscrites interfoliées au Dict. de Delesalle, 1900, p. 58 et Bruant 1901 qui admettent les 2 graph.). − 1reattest. 1835 (Raspail, Le Réformateur ds Esn.); déverbal de carrer.
BBG. − Gottsch. Redens. 1930, p. 93, 124, 253, 338. − Guiraud (P.). Le Jargon de la Coquille. Cah. Lexicol. 1967, t. 11, no2, p. 47 (s.v. carre). − Quem. 2es. t. 4 1972, p. 46. − Rigaud (A.). La Vraie cour des Miracles. Vie Lang. 1969, p. 21 (s.v. cachette). − Sain. Arg. 1972 [1907], p. 157, 188.